TROUS D’EAU (2004)

À propos

Quand on crée de la musique aujourd’hui, on vous demande si vous faites des disques, ou bien alors des concerts. Si vous faites des disques, on vous demande si vous en vendez beaucoup. Si vous vous appelez Étienne Charry, vous répondez que vous ne vous intéressez pas tellement à cette question parce vous savez que vous n’en vendez pas beaucoup, et que cet aveu vous place dans une situation d’échec bien que vous soyez persuadé que si vous vendez un million de disques de moins que la Star Academy, ce n’est pas parce que votre musique est un million de fois moins intéressante. Simplement, les règles qui président à cet état de choses sont celles d’une industrie.

Alors, vous pensez aux arts plastiques, vous (E. Charry), qui avez fait votre apprentissage dans ce domaine, et vous vous mettez à envier ces artistes qui exposent leurs pièces uniques jusqu'à ce que quelqu’un en fasse l’acquisition parce que cette œuvre lui parle ou parce qu’il pense réaliser là un bon investissement.

La musique n’est pas la peinture, et, accrocher une bande magnétique ou un fichier musical au mur ne présente pas grand intérêt, en revanche, la perspective de créer des musiques comme des pièces uniques qui n’ont pas pour objectif premier d’être dupliquées, au plus grand nombre d’exemplaires, s’avère très exaltante.

Un autre parallèle avec la peinture :

Les disques sont des copies d’un enregistrement original. S’ils ne diffèrent en rien de celui-ci, la différence réside dans le fait que lorsqu’on achète un disque, on est le dernier maillon d’une chaîne de « professionnels », responsables, producteurs, directeurs artistiques, chefs de produits, directeurs marketing, chefs de promo, programmateurs de radio, responsables de publications, distributeurs, vendeurs qui ont décidé que le disque en question répondait à un certain nombre de critères et qu’il pouvait être proposé à la vente. Les musiques présentées ici ne répondent peut-être pas à ces critères et l’acheteur est seul à décider s’il veut choisir une musique ou pas. Tout à coup, on sent s’estomper certaines barrières, invisibles jusque-là, et beaucoup de choses semblent soudain possibles.

Cette nouvelle perspective, m’a permis de me rapprocher de mes premiers pas en musique, lorsque j’enregistrais mes maquettes sur deux magnétophones à cassette pour créer des pistes superposées (superposant du même coup les couches de souffle et de bruit de moteur des deux appareils), sans souci autre que tenter de fixer des impressions musicales que je ressentais.

Un jour, une personne qui avait écouté ces musiques dans l’obscurité au moment où elle s’endormait me dit que cela lui avait évoqué des coraux et des paysages sous-marins. Ceci est en partie à l’origine du choix du thème de cet ensemble de musiques que j’ai composées.

Les trous d’eau :

En se retirant à chaque marée basse, la mer laisse un petit peu d’elle-même dans les rochers. Ces innombrables trous d’eau sont autant d’univers en réduction.
Les 50 morceaux de musique qui composent cette collection s’en inspirent.

Petits trous d’eau plats. Volumes bariolés. Faune et flore aquatique colorées. Éclats. Formes décoratives. Algues. Passages fulgurants. Trous d’eau plus gros. Zones incertaines. Nuées de créatures transparentes. Lumière, couleur, chaleur, mais aussi pluie battante. Trous d’eau encore plus gros. Obscurité inquiétante. À la surface. Une oreille dans l’eau. Les yeux dans l’eau. Les organismes lilliputiens. Sandale en plastique. Épopées. États d’âme. Forêts sous- marines. Algues corail. Algues vert émeraude. Anémones de mer rubis. Temps distordu. Numéros de music-hall. Danses. Chants. Tableaux vivants. Personnages. Destins. Mélancolie. Peine.

Lorsque la marée remonte, une partie du contenu de ces ilôts en négatif se retrouve emportée, brassée, mélangée comme des dés dans un gobelet, pour se retrouver, peut-être, à la marée suivante dans une nouvelle distribution.

D’accord, mais qu’est-ce qu’on entend ?

L’existence de ces musiques est totalement liée au principe de l’enregistrement, seul moyen en ma possession pour fixer mes idées musicales. Ces musiques ne sont pas conçues pour

être jouées, et beaucoup des éléments qui les composent ne peuvent exister que par l’alchimie de l’enregistrement.
Les nouveaux horizons dont je parlais plus haut, m’ont amené à mettre de côté les batteries ou autres instruments rythmiques, omniprésents dans toutes les musiques actuelles et que, j’utilisais jusqu'alors, bien souvent, par pure convention. Je pense que la musique n’est pas obligatoirement associée à la danse, ou que si c’est le cas, il peut s’agir d’une suite de mouvements qui ne s’appuient pas obligatoirement sur un tempo martelé et constant. On croise donc parfois dans certains des morceaux de la collection, des modules (qui pourraient être des groupes de crevettes ou de bigorneaux) porteurs de leur propre rythme et de leur propre tempo, qui croisent d’autres modules porteurs eux aussi de leur propre rythme et leur propre tempo au milieu d’un même morceau de musique. Les moments où ils se croisent constituent des moments que j’apprécie particulièrement.

Les paroles associées à la musique :

Lorsque j’ai commencé à faire de la musique, je n’avais pas en tête de faire des chansons, mais progressivement, peut-être du fait de jouer en groupe et, sans doute, par un désir d’intégration, les musiques sont devenues des chansons.
Une démarche inverse s’est amorcée, pour moi, ces dernières années, m’amenant à ne plus faire figurer les paroles de certains morceaux que par bribes ou même seulement par écrit dans le livret du disque. Dans cette nouvelle collection de morceaux, les voix sont utilisées comme des instruments, et, sauf à de rares exceptions, elles ne sont plus (sur)chargées d’un sens autre que musical.
Les souffles, bruits blancs, roses et autres parasites, liés à la réalité de l’enregistrement, font pour moi, partie intégrante de ces musiques, je n’ai donc pas cherché à les éliminer.

J’ai composé et enregistré ces 50 morceaux entre Août 2002 et Août 2003, j’ai eu plaisir à le faire, j’espère que vous aurez plaisir à les écouter.
Chaque morceau possède outre son titre, un numéro d’œuvre (dans le cas présent, ceux-ci iront de EC1 à EC50.